jeudi 14 avril 2016

DOCUMENT : BINET-VALMER, GABRIEL HANOTAUX & LE VAGISSEMENT DE LA RENAISSANCE LATINE

Cela fait bien longtemps que nous n'avions pas donné à lire aux fidèles et aux plus hasardeux visiteurs du blog quelque document propre à éclairer l'existence des revues. Est-il besoin de rappeler que les billets réunis sous le libellé si originalement intitulé "documents" n'ont d'autre intérêt que d'entrouvrir le rideau donnant sur l'agitation des directeurs, rédacteurs en chef et collaborateurs tout occupés à animer leurs publications périodiques ? Il s'agit, en quelque sorte, d'errer, au gré des lettres, mémoires, photographies, etc., dans les coulisses des petites revues, d'assister à leur naissance, à leur épanouissement, à leur déclin, ou à leur mort, d'enregistrer leurs succès et de comprendre leurs difficultés ; bref, en multipliant les petits bouts de la lorgnette, de mieux embrasser leur vie, souvent chaotique, presque toujours éphémère.

Aujourd'hui, une lettre, acquise récemment, de Binet-Valmer (1875-1940) à un destinataire non identifié nous permet d'aborder un aspect sur lequel nous n'avions jusqu'ici pas eu l'occasion de nous attarder, celui de l'opportun parrainage qui doit mener la revue nouvelle-née sur les fonts baptismaux du succès. Il n'est pas rare, en effet, que les rédactions, pour assurer du sérieux de leur publication, s'adjoignent un comité d'honneur ou de parrainage composé de noms illustres, appartenant la plupart du temps aux générations précédentes, académiciens souvent, dont la seule présence sur la couverture ou à son verso garantit la qualité et la bonne tenue. Nul besoin pour ceux-là de collaborer. Donner son nom suffit. La jeune revue y gagne - au moins le croit-elle - un précieux sésame pour forcer l'entrée de la République des Lettres ; le vieil auteur, le plaisir de se savoir honoré et apprécié par une jeunesse pour qui le respect des aînés n'est pas vraiment la qualité première, et - au moins le croit-il - un public nouveau. Les exemples de cette pratique ne manquent pas. Nous n'en citerons que deux, pris un peu au hasard dans notre bibliothèque : Les Marches de Provence s'enorgueillissant d'un comité d'honneur composé de Paul Adam, Maurice Barrès, Emile Bergerat, Jules Lemaître, Frédéric Mistral et Willy, dont les plus jeunes avaient alors cinquante ans, et le plus âgé 82 ; et La Flora (1912-1915) de Lucien Rolmer qui tarda à monter son comité d'honneur, attendant sa dernière année d'existence, mais qui, lorsqu'elle le fit, en exhiba un pour le moins pléthorique d'une soixantaine de noms, parmi lesquels S. A. S. la Princesse de Monaco, la duchesse de Rohan, la comtesse de Noailles, Aurel, Maurice Barrès, Henri de Régnier et Jean Richepin, de l'Académie Française, Armand Dayot, Inspecteur Général des Beaux-Arts, Léon Riotor, Président de la Société des Poètes Français, tous personnalités d'influence, mais aussi des écrivains relativement impliqués dans la vie littéraire de l'époque : Joachim Gasquet, Fernand Gregh, Louis de Gonzague-Frick, Edouard Ducoté, Louis Lormel, Louis Mandin, Ernest Raynaud, Jean-Louis Vaudoyer... et même le tout jeune Jean Cocteau. Il n'en fallait pas moins pour La Flora qui se voulait "Revue de la Grâce des Lettres et de l'Art" et "Anthologie de Poësie Lyrique et de Haute Littérature".

Parfois, un nom suffit. Mais alors, il ne doit pas simplement figurer comme ornement sur la couverture de la revue ; il doit carrément ouvrir la porte et signer le premier article de la livraison inaugurale, article qui servira de carte de visite auprès des chroniqueurs et autres publicistes, et qui est l'assurance qu'on parlera de la revue nouvelle dans les gazettes, le nom illustre attirant l'attention sur un sommaire essentiellement constitué de contributions d'auteurs fraîchement débarqués sur la scène littéraire. On se souvient ainsi que les jeunes mallarmos et verlainophiles de La Pléiade (1886) avaient fait appel à Théodore de Banville, sautillant parnassien, pour présenter la revue et ses rédacteurs au public. Un bien utile parrainage pour de jeunes poètes inconnus qui se nommaient Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens, Jean Ajalbert ou Paul Roux pas encore canonisé, et qui n'auraient pas pu lire les articles - même féroces - qui accueillirent le premier numéro de La Pléiade (mars 1886) si le vieux poète des Odes funambulesques ne les avait lancés sur la piste. 

Quinze ans plus tard, ce n'est pas à un poète que les fondateurs de La Renaissance Latine (1902-1905), revue moins hospitalière aux innovations des versificateurs car défendant une vision plus "politique" de la littérature, firent appel, mais à Gabriel Hanotaux (1853-1940). Si le nom s'est à peu près effacé aujourd'hui de nos mémoires, il est incontestable qu'il revêtait à l'époque tout le lustre dont pouvait avoir besoin le lancement d'une revue nouvelle, et de cette revue-là en particulier. Gabriel Hanotaux, en effet, était un homme sérieux : historien, homme politique - il sera ministre des Affaires étrangères -, académicien français ; tout le désignait pour fixer le ton d'une revue qui se voulait assez éloignée de l'anarchiste avant-garde, et que portait un projet : celui de la défense et illustration des valeurs du monde latin. Dans la lettre qu'on va lire, Binet-Valmer s'inquiète auprès de son correspondant de n'avoir pas encore reçu l'article d'Hanotaux qui doit ouvrir le premier numéro de la revue. Le secrétaire de rédaction y tient. On apprend en effet que la parution en a été repoussée, à la demande de l'auteur, et que ce dernier doit être payé pour son "article d'introduction". Par ailleurs, ledit article a été annoncé dans la presse, La Renaissance Latine faisant sa publicité sur le nom d'Hanotaux. Voici la lettre :
"Monsieur,
Seriez-vous assez aimable pour me donner l'adresse de M. Gabriel Hanotaux. Il faut en effet que je lui télégraphie pour lui rappeler que selon sa promesse, il doit nous donner un article d'introduction à la revue que nous venons de créer : La Renaissance Latine. Cette promesse ne peut être vaine puisque M. Hanotaux nous a demandé de retarder l'apparition de notre premier numéro jusqu'au 15 Mai (ce que nous avons fait), puisque le prix de l'article était fixé, et que nous étions autorisés à annoncer l'article. Nous avons décidé de télégraphier à M. Hanotaux, et nous vous prions pour éviter les frais d'un Faire Suivre de nous donner son adresse.
Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments distingués.
G. Binet-Valmer
sec. de la réd. de
La Renaissance Latine6, rue Margueritte,
Paris"
On ressent, sans difficulté, l'urgence de la demande, et la crainte de Binet-Valmer qu'Hanotaux n'honore pas sa promesse, insistant pour lui télégraphier directement et ne pas passer par l'intermédiaire de son correspondant. Il est probable que cette lettre, non datée, fut écrite dans les derniers jours d'avril, voire dans les premiers jours de mai 1902. Binet-Valmer eut-il raison de s'inquiéter ? Son télégramme à Hanotaux accéléra-t-il l'écriture de l'article espéré ou le croisa-t-il ? Toujours est-il que la première livraison de La Renaissance Latine parut à la date prévue, le 15 mai 1902, et que "l'article d'introduction" de la revue était bel et bien signé Gabriel Hanotaux.

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