dimanche 24 août 2014

DOCUMENT : LETTRE DE SAINT-POL-ROUX A ÉDOUARD DUCOTÉ (5 NOVEMBRE 1899)

Il fallait pour fêter la publication du 500e billet offrir un document qui fût, relativement, rare et bel. Après avoir assez longuement réfléchi et fouillé dans mes archives, il m'a semblé que la lettre inédite de Saint-Pol-Roux à Édouard Ducoté, qu'on va lire plus bas, pourrait remplir cet office. Les lettres du Magnifique sont, en effet, peu courantes, et celle-ci me donne l'occasion de mettre en avant une importante petite revue des temps héroïques du Symbolisme.

L'Ermitage (1890-1906) - puisque c'est d'elle qu'il s'agit - fut fondée en 1890 ; Henri Mazel (1864-1947) la dirigea jusqu'en 1895 puis en céda la direction à Édouard Ducoté (1870-1929) qui, dès lors, en assura aussi le financement. Mazel appartient à la première génération symboliste, quand Ducoté est le contemporain de Claudel, de Jammes, de Gide, de Fort, de Ghéon, dont la carrière littéraire débute alors que le Symbolisme est déjà installé et doit se défendre contre les premières critiques d'une génération montante. L'Ermitage ne fut pas à proprement parler une revue du Symbolisme, même si nombre de ses protagonistes y collaborèrent. On note, sous la direction Mazel, un certain éclectisme, le goût d'une certaine distance ironique qui l'éloigne de ses consœurs, La Revue Blanche ou les Entretiens politiques et littéraires dont les engagements et les prises de position sont plus affirmés. Les luttes sociales n'intéressent que peu les rédacteurs de la revue ; leurs combats se déroulent plutôt dans le champ littéraire. On se souvient notamment que c'est dans l'Ermitage qu'Adolphe Retté publia sa critique de l'obscurité mallarméenne, tentant de déboulonner la statue du dieu symboliste. Lorsque Ducoté reprit les rennes de la revue, il s'efforça de lui donner une plus évidente unité rédactionnelle et éditoriale. Il s'entoura progressivement d'écrivains qui, sans renier leurs maîtres et leurs aînés immédiats, cherchaient à orienter la littérature sur une voie nouvelle. Cette voie, Henri Ghéon devait la définir, en décembre 1904, dans les pages de la revue, et la nommer de la formule désormais célèbre du "classicisme moderne". Sous la direction de Ducoté, l'Ermitage, plus "expérimentale" - la revue, entre 1896 et 1906, connut trois formats et trois couvertures différentes - fut le laboratoire d'où devait surgir la Nouvelle Revue Française.

De ce changement d'orientation, la bibliographie des collaborations de Saint-Pol-Roux (1861-1940) à l'Ermitage pourrait faire un assez bon témoignage :
  • "Le mystère du vent", poème en prose, n° 8, août 1893, p. 81-83
  • "Le théâtre que nous voulons", lettre à Jacques des Gachons, n° 2, février 1894, p. 103-104
  • "Les Reposoirs de la Procession : L'araignée qui chante ; Gestes ; Lézards", poèmes en prose, n° 7, juillet 1894, p. 7-9
  • "Les Reposoirs de la Procession (tome troisième) : L'arracheur d'heures ; La fonte de l'albâtre", poèmes en prose, n° 8, août 1895, p. 90-93
  • "La Magdeleine aux parfums", poème, 2nd supplément poétique, décembre 1899, p. 434.

Le Magnifique, on le voit, donne six poèmes en prose et envoie une lettre en réponse à une enquête à la revue dirigée par Mazel, quand son nom n'apparaît qu'une fois au sommaire de l'Ermitage de Ducoté, et encore dans une livraison particulière, un supplément poétique. Sans doute, l'écriture outrancière, débordante d'images, de Saint-Pol-Roux, ne convenait-elle pas à la ligne nouvelle d'une revue sur laquelle Gide exerçait une influence croissante. Il n'est pas impossible, par ailleurs, que le poète en avait perçu l'inflexion et n'avait plus guère proposé sa collaboration à l'Ermitage. Sa lettre du 5 novembre 1899 nous apprend, en effet, que son envoi de "La Magdeleine aux parfums", "cet ancien poëme", loin d'être spontané, répond à une demande de Ducoté qui, avec Vielé-Griffin et Gide, composait son second supplément poétique. Celui-ci devait être consacré à la première génération symboliste, réunissant des vers de Dujardin, Fontainas, Hérold, Mithouard, Pilon, de Régnier, Saint-Pol-Roux et Robert de Souza ; d'autres furent contactés, Elskamp, Moréas et Samain notamment, qui refusèrent d'y figurer ou envoyèrent leur copie en retard. Un premier supplément, paru en juin, avait réuni les poèmes des nouveaux venus : Yves Berthou, Fernand Caussy, Charles Chanvin, Emmanuel Delbousquet, Albert Fleury, Paul-Louis Garnier, Ernest Gaubert, Joachim Gasquet, H.-P. Harlem, Nicolette Hennique, Edmond Jaloux, Léon Lafage, Marc Lafargue, Jules Nadi, Louis Payen, Charles Vellay, Jean Viollis. L'ordre de parution pouvait surprendre, mais au moins l'anthologie des aînés paraissant alors que le siècle, symboliquement, s'achevait, permettait-elle aux rédacteurs de l'Ermitage de déposer le bilan du Symbolisme à l'aube du siècle nouveau.
Saint-Pol-Roux à Édouard Ducoté
[Roscanvel, 5 novembre 1899]
Mon cher Ducoté, je recopie et vous envoie cet ancien poëme, La Magdeleine aux parfums [1], pour le numéro que vous consacrez aux poëtes de ma génération. Veuillez m'adresser les épreuves ici à (sic) Bretagne où je suis depuis juin et pour quelques mois encore, occupé à un drame sur les problèmes de la côte : Les Pêcheurs de Camaret [2]. D'autre part, vos typos ne sauraient-ils faire tenir les alexandrins sur une seule ligne, soit en serrant les mots quand l'alexandrin est pléthorique, soit en dépassant l'espace ordinaire ? Dans les dernières strophes de Signoret il y a des rejets qui détruisent quasi l'harmonie [3]. Vous m'obligeriez infiniment d'épargner ces crochets à La Magdeleine aux parfums. Prière aussi de ne plus m'envoyer l'Ermitage à Paris, mais ici à Roscanvel. Je n'ai pas encore reçu votre dernier numéro. Récemment j'ai publié un drame au Mercure : La Dame à la faulx [4]. Vous étiez inscrit à mon service. Si vous n'avez pas encore le volume, prière de le réclamer à Van Bever. Il me reste à vous assurer de ma véritable amitié et de la toujours vive gratitude d'un qui n'oublie point [5]
Saintpolroux
à Roscanvel
par Crozon
Finistère
[1] "La Magdeleine aux parfums", long poème de 36 quatrains d'alexandrins, dédié à Catulle Mendès, fut commencé à Paris, en mai 1887, et achevé à Beg-Meil en octobre 1890. Il fera partie des sept poèmes  en vers retenus par Saint-Pol-Roux pour composer son recueil Anciennetés (Mercure de France, 1903). Henri Ghéon jugera assez sévèrement le volume dans l'Ermitage d'avril 1904 : "Ainsi, M. Saint-Pol-Roux s'annonçait, voici quinze ans, par des alexandrins sonores qu'il a sans doute tort de rééditer aujourd'hui. [...] Cet enchevêtrement trop précieux d'images est plus pénible encore dans la cangue traditionnelle du dodécamètre français..." (p. 298).
[2] Les Pêcheurs de Camaret puis Les Pêcheurs de Sardines, destiné à Antoine, ne sera ni joué ni publié. Saint-Pol-Roux s'était installé en juillet 1898 à Roscanvel afin de se documenter pour son drame.
[3] Saint-Pol-Roux fait référence à "Tombeau dressé à Stéphane Mallarmé" publié dans la livraison de septembre. Le Magnifique apparaît ici comme un lecteur et un collaborateur exigeant. Il aura eu raison d'insister auprès de Ducoté puisque les alexandrins de "La Magdeleine aux parfums" ne seront pas fracturés et crochetés comme ceux de Signoret.
[4] La Dame à la Faulx, la grande tragédie de Saint-Pol-Roux, parut au Mercure de France le 10 octobre 1899. C'est André Gide qui en fera un compte rendu élogieux dans l'Ermitage de février 1900 : "Drame ou poème, la Dame à la Faulx, reste une des plus étonnantes productions poétiques de cette année et de plusieurs autres..." (p. 152-153)
[5] Ducoté avait, deux ans plus tôt, prêté 100 fr. à Saint-Pol-Roux, qui, plongé dans d'éternelles difficultés financières, tardait à rembourser son créancier.

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